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Du 16 mars au 9 avril 2016
Quills
16 ans et +
Texte Doug Wright
Traduction Jean-Pierre Cloutier
Mise en scène Robert Lepage et Jean-Pierre Cloutier
Avec Jean-Pierre Cloutier, Érika Gagnon, Pierre-Olivier Grondin, Robert Lepage, Jean-Sébastien Ouellette et Mary-Lee Picknell 

Séquestré à l’asile de Charenton sous l’œil bienveillant et réformateur de l’Abbé de Coulmier, le marquis de Sade, interprété par Robert Lepage, continue de faire publier ses récits érotiques et sulfureux avec l’aide de Madeleine, la jeune lavandière. Courroucé, Napoléon Ier envoie donc à l’asile le docteur Royer-Collard pour faire taire ce fou dont l’œuvre met en péril les fondements moraux de la société. L’asile tombe alors sous le joug de la répression et de la censure. Mais jusqu’où ira-t-il pour l’arrêter?

Quills, l’œuvre controversée de Doug Wright, une œuvre troublante sur la liberté d’expression, est ici portée d’une main de maître par la collaboration de Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage.


Assistance à la mise en scène Adèle St-Amand
Environnement sonore Antoine Bédard
Scénographie Christian Fontaine
Conception des éclairages Lucie Bazzo
Conception des costumes Sébastien Dionne
Photo Jocelyn Michel

16, 17, 18, 23, 24, 25, 30, 31 mars (20h) et 1, 6, 7, 8 avril (20h) + 22, 29, mars 5 avril (19h) + 19, 26 mars et 2, 9 avril (15h)

Régulier 55$ / aîné 52$

Une production Ex Machina en coproduction avec le Théâtre Du Trident


Usine C
1345, avenue Lalonde
Billetterie: 514-521-4493

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Critique

Crédit photo : Stéphane Bourgeois

Donatien Alphonse François de Sade, dit le comte ou le marquis de Sade, aura indubitablement marqué au fer rouge les esprits de ses contemporains. Ses actes cruels et ses récits scabreux l’auront amené plus souvent vers les routes de l’exil et des cachots que vers le trône de la gloire. Celui qui passera à la postérité sous la forme du néologisme « sadisme » terminera sa vie à l’asile de Charenton Saint Maurice, succombant à un œdème du poumon à l’âge de 74 ans.

Inspiré par le contexte social et politique des années 90 aux États-Unis (montée de la droite, exploration de la sexualité dans les arts, explosion de la littérature trash à la Ellis), l’auteur Doug Wright s’inspire du marquis pour aborder les thèmes de la censure, de la liberté (totale) d’expression et des responsabilités qui en découlent. Quills est ainsi créé, s’imposant même au grand écran sous la direction de Philip Kaufman. Mais au lieu de tomber dans le « piège » du théâtre documentaire, Wright plonge Sade au cœur de sa foisonnante et subversive imagination, aussi noire que l’encre de Chine qui macule les manuscrits cachés sous ses matelas de l’hôpital. Son entourage immédiat semble ainsi sortir tout droit de ses fables et de ses fantasmes : l’Abbé de Coulmier (Jean-Pierre Cloutier), homme à la bonté incarnée, sombrera dans les spirales macabres de la torture et autres désirs interdits ; Madeleine (Mary-Lee Picknell), la jeune blanchisseuse de l’asile, lectrice avide des plus récentes ébauches du marquis, touchera le cœur du libertin, mais à quel prix ; le médecin en chef de l’institut (Jean-Sébastien Ouellette), qui veut guérir le marquis par tous les moyens tout en essayant de le faire taire, voit sa vie personnelle être le reflet de l’asile qu’il dirige, lui qui désire restreindre les tendances nymphomaniaques de sa femme – un plan voué à l’échec – par les splendeurs d’un château-prison qu’il fait construire à grands frais. Le marquis devient ainsi sa propre victime.


Crédit photo : Stéphane Bourgeois

Le Théâtre du Trident et Ex Machina frappent un très, très grand coup avec cette nouvelle création. Sous la direction de Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage, la pièce captive, happe, exalte l’esprit. La traduction et l’adaptation de Cloutier sont stylisées, audacieuses, d’une intelligence vive ; empruntant au passage quelques termes du 18e siècle, le texte se veut ainsi une partition parfois un peu trop littéraire, mais toujours éclatante, colorée, frappant l’imagination.

D’emblée, on sent cette langue particulière peser sur le jeu des comédiens ; par contre, lorsque Robert Lepage entre en scène, on sent la pièce s’élever littéralement d’un cran. Sans pudeur, avec une dévotion sans pareil, il incarne un marquis aussi impitoyable que charmant, aussi sulfureux que désarmant. Ses échanges avec l’Abbé sur la morale, la religion et la responsabilité de ces récits obscènes, entre autres, sont d’une qualité exceptionnelle d’écriture et de comédie : des moments d’anthologie. Les tendances de domination et de soumission entre les deux hommes, même s’ils se respectent secrètement, sont explorées avec beaucoup de malice, alors que l’Abbé revient toujours vers le marquis, peu importe l’injure qu’il lui lance.

Quills charme aussi par ses airs historiques, s’approchant parfois des pièces de Wilde, surtout lors des apparitions de Renée Pélagie, la femme de Sade (Érika Gagnon). Puis, la mise en scène bifurque, sondant la noirceur de l’âme humaine : scènes de torture, puis érotico-christiques. Cette dernière, en équilibre précaire entre le fossé du blasphème et celui l’érotisme cliché, fonctionne pourtant admirablement bien.


Crédit photo : Stéphane Bourgeois

La géniale scénographie se veut presque postmoderniste : en forme de V inversé s’ouvrant vers le public, se lèvent deux murs composés de miroirs sans tain, créant des jeux de reflet tout aussi judicieux que métaphoriques, ainsi que des apparitions à travers la glace, grâce aux éclairages de Lucie Bazzo. La pointe du V, en fond de scène, est posée sur une plaque tournante, permettant plusieurs changements de décor. Des néons placés à la verticale représentent lumineusement les barreaux des fenêtres ou encore ceux d’une cellule. La lumière, intense, vient parfois placer les acteurs à contrejour, les personnages devenant l’ombre d’eux-mêmes ; un effet extrêmement intéressant. Tout dans la scéno se veut brillant, miroitant, renvoyant à l’homme sa propre image, crue, comme le marquis le faisait si bien dans ses récits.

Antoine Bédard signe une trame musicale d’une efficacité redoutable : alors que des airs subtils d’opéra ou cléricaux accompagnent quelques échanges ici et là, une musique électro retentit lors d’un moment d’horreur particulièrement réussi, faisant bondir le cœur et l’attention des spectateurs. Aux costumes, Sébastien Dionne ratisse large : ici, le marquis porte un habit deux pièces classique avec cravate très large - représentation phallique – là, il se déplace en peignoir de soie. L’Abbé n’est pas en reste : alors que le devant est très moderne, pantalon et chemise, le tissu du haut plonge derrière jusqu’aux talons pour former l’habit ecclésiastique, quand le personnage tourne le dos au public.

Quills est possiblement la production la plus subversive et gothique du répertoire d’Ex Machina. La pièce ne sombre heureusement pas dans la surenchère, dosant savamment ses effets pervers, satiriques, érotiques et horrifiques, proposant même une conclusion comique – et étonnante par quelques effets spéciaux ! -, pour évoquer l’ampleur de la contagion sadique qu’il laisse au monde, prendre forme petit à petit, mais aussi le legs de cet homme de lettres diabolisé, pervers, révolutionnaire, anarchiste, anticlérical… maintenant réhabilité. Troublant.

15-01-2016