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Du 6 au 31 mai 2014, supplémentaires 3 au 21 juin 2014 et en JUIN 2015 (11-12-13-18-19-20)
Les aiguilles et l'opiumLes aiguilles et l'opium
Texte et mise en scène Robert Lepage
Avec Marc Labrèche, Wellesley Robertson III

Plus de vingt ans après avoir créé une première version de cet éblouissant solo multimédia, Robert Lepage revient à cette oeuvre de jeunesse, inoubliable moment d’émerveillement, afin d’en recréer, pour une nouvelle génération, l’éphémère magie.

Une nuit de 1949, entre Paris et New York, le poète Jean Cocteau et le jazzman Miles Davis se croisent au-dessus de l’Atlantique. Ils ne se doutent pas que leur traversée fera écho, bien des années plus tard, à la fuite d’un comédien québécois qui se réfugie dans une chambre d’hôtel de Saint-Germain-des-Prés pour guérir d’une rupture amoureuse. À partir de cette situation aux correspondances souterraines, Robert Lepage déploie une série de variations qui se répondent les unes les autres : l’absence de l’être aimé — Radiguet pour le poète, Juliette Gréco pour le jazzman — trouve son contrepoint dans l’addiction à l’opium de l’un et à l’héroïne de l’autre, alors que le narrateur cherche à anesthésier sa peine d’amour. Pour la « re-création » de cette oeuvre mythique, Robert Lepage retrouve le complice artistique à qui il avait légué son rôle, un comédien d’une immense sensibilité pour qui rien d’humain n’est étranger : Marc Labrèche.


Section vidéo


Scénographie : Carl Fillion
Costumes : François Saint-Aubin
Éclairages : Robert Lepage
Musique : Jean-Sébastien Côté
Projections : Lionel Arnould
Assistance à la mise en scène : Normand Bissonnette
Accessoires : Claudia Gendreau
Assistance aux éclairages : Bruno Matte
Photo Jean-François Gratton / une communication orangetango

Durée 1h35 sans entracte

La pièce a aussi été présentée au Trident à Québec du 17 septembre au 12 octobre 2013

Production Ex Machina


TNM
84, rue Sainte-Catherine Ouest
Billetterie : 514-866-8668

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 Critique
Critique

par David Lefebvre


Crédit photo : Nicola Frank-Vachon

L’univers de Robert Lepage est absolument unique, exceptionnel. On dit de ce créateur de génie qu’il « trouve avant de chercher », concevant des ambiances et des partitions visuelles souvent techniquement phénoménales pour y placer ses personnages du quotidien et de la grande Histoire. Naissent ainsi la quadrilogie de Cartes, mais aussi Les sept branches de la rivière Ota, La Géographie des miracles, La Trilogie des dragons et autres Projet Andersen. C’est à la demande du comédien Marc Labrèche que Lepage a récemment revisité, non sans hésitation, l’un de ses premiers textes, Les aiguilles et l’opium. Vingt-trois ans plus tard, le public peut découvrir ou renouer avec cet audacieux projet, réécrit et remis en scène, qui séduit autant sinon davantage que la création originale, grâce à la force du propos, aux prouesses techniques et à la grande expérience de son acteur principal.

Deux espaces-temps, trois personnages : il y a d’abord, vers les années 90, ce comédien québécois exilé quelque temps à Paris pour le doublage d’une coproduction, logeant au mythique hôtel Le Louisiane où l’intelligentsia existentialiste du siècle dernier – de Beauvoir, Sartre, Greco – a séjourné. En proie à une peine d’amour profonde, il n’accepte pas cette séparation : « on ne peut pas arrêter d’aimer comme on arrêter de fumer ». Il y a Jean Cocteau, en 1949, dans un avion entre ciel et terre, récitant quelques extraits de ses journaux, de Lettres aux Américains et d’Opium : « Tout ce qu'on fait dans la vie, même l'amour, on le fait dans le train express qui roule vers la mort. Fumer l'opium, c'est quitter le train en marche ; c'est s'occuper d'autre chose que de la vie… » Et il y a, la même année, Miles, ce géant du jazz en devenir, qui trouve une réelle liberté dans les rues et les cabarets de la Ville lumière, tombant même dans les bras de la sublime Juliette Gréco. Son retour aux États-Unis le détruira presque, un retour qu’il tente d’anesthésier à l’héroïne. Ce trio hétéroclite aborde ainsi les thèmes de la dépendance, dont à l’amour, de la douleur – les aiguilles – et des moyens de la sublimer ou de l’éviter – l’opium.

Cette toute nouvelle version des Aiguilles et l’opium approfondit son propos, grâce à de nouvelles scènes et d’extraits de Cocteau. Elle prend aussi une double forme tridimensionnelle. D’abord grâce à la scénographie : de l’écran sur lequel on projetait des images, que l’on bougeait selon l’effet désiré, on passe à un cube mobile, aux nombreuses portes, trappes et accessoires dérobés. Les décors apparaissent à l’intérieur de celui-ci au gré des projections : on se transporte de la chambre d’hôtel au studio d’enregistrement, d’un ciel étoilé à une ruelle new-yorkaise. Le point de vue toujours changeant, grâce aux mouvements du cube, produit un effet très cinématographique de travelling en survol, mais aussi un sentiment de contemplation, onirique, éthéré, voire d’omniscience. À l’image de la bande-son, extirpée, entre autres, de l’incomparable trame sonore du film culte Un ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle (qui fera d’ailleurs une apparition éclair), la pièce baigne dans une atmosphère de spleen incessant : une dose de théâtre lepagien, injectée directement au cerveau par les yeux et les oreilles, qui nous fait planer du début à la fin.


Jean Cocteau (Marc Labrèche) lors d'une scène reproduisant un shooting photo du Life Magazine - Crédit photo : Nicola Frank-Vachon

Puis, le personnage de Miles Davis, représenté à l’époque par une ombre chinoise, passe de l’image à deux dimensions à un corps tridimensionnel, grâce à l’acrobate Wellesley Robertson III. La présence de Robertson III vient admirablement bien compléter celle de Labrèche, qui interprète avec un naturel déconcertant (spécialement lors des apartés) le comédien québécois, ainsi qu’un Jean Cocteau aux manières frôlant l’uranisme, s’inspirant de l’aura surréaliste de ce poète et cinéaste adulé. Le jeu devient, à quelques reprises, presque circassien : entrant ou sortant tête première par une porte, s’élevant de terre ou marchant sur les parois intérieures du cube qui pivote, les comédiens épatent par le parfait contrôle de leurs mouvements. L’équilibre entre les effets visuels, les acrobaties et la trame dramatique est mince, mais toujours en harmonie, comme seul Lepage arrive à le faire.

Si certaines scènes captivent par leur esthétisme proche du rêve, d’autres sont bien ancrées dans la banalité de la vie et font immanquablement rire. C’est le cas de cette séance d’enregistrement de voix hors champ dans un studio parisien, où le Québécois s’obstine avec le technicien français, ou d’une chaude nuit à l’hôtel alors qu’il subit les bruits « nocturnes » de ses voisins de chambre, ou encore lorsqu’il tente d’expliquer à un hypnothérapeute la politique québécoise des 50 dernières années à la comparant à une comédie en cinq actes.

Les aiguilles et l’opium version 21e siècle offre une expérience sensorielle et émotive tout aussi légère que puissante, au tempérament plus charnel et au travail que l'on peut croire certainement plus abouti que ce qu’a pu proposer son prédécesseur il y a déjà 20 ans, et ce, à tout point de vue. « On contrôlera les rêves et on les punira. On punira les actes du rêve » a écrit Cocteau dans Lettres aux Américains. Lepage démontre ici tout le contraire : à force de contrôler ses rêves, de les (re)créer sur scène tout en en repoussant les limites, il les libère au profit des spectateurs qui, chaque fois, se voit fasciné, ébahi devant ce spectaculaire univers. Belle punition que celle-là, tout de même.

09-05-2014