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Du 18 mars au 5 avril 2008, 20h

Blasté

Texte : Sarah Kane
Traduction : Jean Marc Dalpé
Mise en scène : Brigitte Haentjens
Avec Paul Ahmarani, Céline Bonnier, Roy Dupuis

Blasté est l'histoire de Ian, de son calvaire et de sa renaissance. Écrite il y a dix ans, cette première pièce visionnaire de Sarah Kane dénonce en partie nos aveuglements et notre impuissance face au conflit yougoslave, dont la barbarie était diffusée à l'époque en direct sur CNN. L'illusion d'un quelconque progrès dans les rapports humains semble plus que jamais d'actualité. L'écriture de Sarah Kane élève cette histoire épouvantable et inconcevable à la hauteur des mythes antiques. « Nous devons parfois descendre en enfer par l'imagination pour éviter d'y aller dans la réalité. » Sarah Kane. Blasté sera créé pendant la saison des 10 ans de Sibyllines et permettra à Brigitte Haentjens de retrouver certains des acteurs d'exception qui ont singulièrement marqué son parcours artistique.

Une production de Sibyllines

Réguliers : 38 $
Aînés : 32 $
Étudiants : 30 $

Photo : Angelo Barsetti

Usine C
1345, avenue Lalonde
Billetterie: (514) 521-4493

 

par David Lefebvre

Amateurs de théâtre, chers lecteurs, si vous avez suivi le moindrement l'actualité de la présente saison théâtrale, vous avez obligatoirement lu, vu ou entendu parler du projet Blasté, une adaptation de la première pièce (1995) de la jeune et tourmentée auteure britannique Sarah Kane, par la compagnie Sibyllines. Vous savez aussi, sinon vous avez appris l'énorme scandale qui a explosé après la toute première, au Royal Court Theatre Upstairs, à Londres; la pièce avait été décrite comme «a disgusting piece of filth» (qu'on peut traduire par «un morceau répugnant d'ordures»). L'auteure en avait été ébranlée, attristée de voir à quel point les gens se choquent davantage devant la représentation de la violence que la violence elle-même. Même ici, on a pu y goûter, du bout des lèvres, avec cette histoire d'affiches rendues interdites et le refus de la STM de les placarder dans son réseau. Kane, jugée comme une ado «suicidaire et frustrée», malgré le soutien de plusieurs grands artistes (heureusement, les points de vue ont changé depuis), voulait par ce texte présenter la violence inouïe de la guerre anonyme et lointaine (celle de Bosnie, à cette époque, passait en prime time à CNN), en «l'inoculant» à un couple enfermé dans une chambre d'hôtel, où l'homme tente de conquérir par la force la jeune femme qui l'a pourtant aimé jadis.

C'est l'histoire de Ian, un journaliste raciste, qui vit un calvaire. Malade, atteint au poumon, il se shoote aux cigarettes et à l'alcool. Il ramène Cate à sa chambre d'hôtel, une ancienne flamme de 21 ans, timide, fragile, qui semble être son seul rayon lumineux dans une vie obscurcie. Cet homme, vide de l'intérieur, au bord du gouffre, lutte sourdement pour s'en sortir, pour vivre. Il a besoin de ressentir, tout en engourdissant la mort qui arrive, cette fatalité qu'il redoute. Toute la nuit, en lui disant qu'il l'aime et qu'il veut la protéger, il tente de coucher avec la jeune femme, qui se refuse, et finit par la violer. Au matin, malgré les précautions de Ian, entre en tornade un soldat armé, qui bouleversera complètement la vie du journaliste. Une véritable descente aux Enfers. Le militaire décrit ses actions, ses meurtres, arrive même à parler de recherche d'amour, un amour perdu, violenté. Sans ménagement, il viole Ian ("ton petit cul gallois est pas différent des autres culs que j'ai fourrés ", dira-t-il), lui arrache et lui mange ses yeux pour se tirer une balle dans la tête. Alors Ian, aveugle, tel Oedipe cherchant son Antigone, dégringole dans un cauchemar absurde, brutal. On le verra pourtant se masturber frénétiquement, manger le cadavre d'un bébé : il expérimente les pires horreurs qu'on puisse imaginer, soit la soif, la faim, la solitude et l'isolement. Assis dans sa fosse, l'eau pleuvant sur sa tête, une lueur d'espoir se profile, quand Cate revient vers son bourreau d'une nuit, lui apportant de la nourriture qu'elle a pu se procurer en se vendant à un homme dans la rue.

Violence, hostilité, moralité, atrocité, dégradation, les mots de Kane, traduits par Jean Marc Dalpé qui a su garder une grande partie de la force du discours, cognent dur. La pièce démontre une perverse cruauté, autant dans l'intimité d'un couple que dans l'impuissance de l'individu face à la guerre dite patriotique, rebelle. Tout au long de la pièce, les personnages sont obsédés par l'odeur fétide qu'ils dégagent. Le style d'écriture de l'auteure est déjà pratiquement défini : les phrases sont courtes, hachurées, souvent non terminées, qui impose un rythme toujours brisé, déréglé. La mise en scène de Brigitte Haentjens est hyperréaliste et crue, certes, mais pas insoutenable, malgré quelques scènes particulières qui pourraient déranger certains spectateurs. On arrive tout de même à désamorcer, par quelques pointes d'humour ou un esthétisme poussé (dont une averse de neige en arrière-plan) une grande partie de la violence du récit. Malgré tout, la ligne reste très mince entre la dénonciation, l'art et le sensationnalisme.

Pièce coup-de-poing, on ressent regrettablement l'engourdissement du coup avant même qu'il soit porté. La première partie se déroule, s'allonge, s'éternise sur ce couple aux coïts interrompus, à l'innocence perdue, à l'ambiance malsaine. On joue tour à tour subtilement au bourreau et à la victime. Roy Dupuis, qui n'avait pas mis les pieds sur une scène depuis 14 ans, incarne Ian avec hargne et fragilité. Malgré les talents incontestables de l'actrice, on croit plus difficilement au personnage de jeune femme de 21 ans qu’interprète Céline Bonnier, même si elle teint ses cheveux en rose et qu'elle porte des collants léopard. Quelques traits de caractère, un rire fleuve et un défaut de langage réussissent à la rendre relativement attachante, mais Cate trouve sa force véritable à la fin du récit, alors qu'elle montre clairement à Ian qu'elle peut survivre seule, une scène qui n'est pas aussi forte qu'on aurait pu souhaiter. C'est Paul Ahmarani qui endosse le pénible rôle du soldat qui arrive sans crier gare et qui fait tout éclater, décor inclus. Il incarne tout juste ce symbole de la punition extrême, de la corruption, cette âme déshumanisée détruite pour qui on pourrait, à un moment ou à un autre, ressentir une certaine pitié, mais c’est un sentiment qui ne se manifestera, finalement, jamais. Quoi qu'il en soit, il faut saluer l'audace et la persévérance des comédiens devant le défi de rendre sur scène des personnages aussi exigeants et extrêmes.

Dénonciation de l'aveuglement et de l'impuissance que nous pouvons ressentir face à des situations aussi cruelles que la violence au sein d’un couple ou d'une guerre au fond d'un pays en ruine, on se demande si le message perd littéralement de sa valeur ou de son poids face à une démonstration aussi puissante, presque gratuite, de ses effets néfastes et acides. Radicale, trash, Blasté est une pièce alors à moitié réussie. Les spectateurs, malgré leur ouverture, choqués lors de la première, n'élevaient pas trop le ton de la conversation à la sortie de la salle. Mais était-ce un choc provoqué par cette réflexion hard de la haine meurtrière et guerrière qui gît en nous et qu'on nous propulse au visage, ou par tout ce débordement fastidieux de près de deux heures, ennuyeux malgré ses qualités artistiques, dont le seul intérêt, finalement, est de voir jusqu'où l'homme peut se rendre dans sa chute morale d'une déchéance sans fin ?

21-03-2008