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Français : 1h10

EDWARD BOND & ALAIN FRANÇON / THÉÂTRE NATIONAL DE LA COLLINE (FRANCE)
HUIS CLOS POST-APOCALYPTIQUE

Edward Bond voit toujours rouge. D’une oeuvre à l’autre, le grand auteur de théâtre anglais reporte au pouvoir la seule arme qui nous reste contre la barbarie : l’imagination. Le grand metteur en scène et directeur du Théâtre National de la Colline à Paris Alain Françon, dont la présence au 11e Festival de théâtre des Amériques marque un premier passage au Québec, a trouvé en Bond un frère d’armes et de combat. C’est à l’Espace GO, qui nourrit depuis des années des affinités électives avec les dramaturgies actuelles et qui a accueilli tant de metteurs en scène français que l’on pourra voir à Montréal SI CE N’EST TOI du 2 au 5 juin 2005. Une coprésentation Espace GO / Festival de théâtre des Amériques.

Rencontre au sommet
Quand Edward Bond a eu 60 ans en 1994, The Independent lui a souhaité un bon anniversaire sur une pleine page, en donnant la parole à des acteurs et des auteurs. L’un d’eux écrivait : «Quelles que soient les raisons des divisions entre vous et le théâtre, elles sont tristes.» Car Bond, né en 1934 dans un quartier populaire de Londres, qui a vécu les bombardements de l’âge de 5 à 11 ans, qui fut enrôlé dans l’armée où on lui a appris neuf façons de tuer, qui a écrit sa première pièce à 20 ans, qui fut pendant près de 30 ans l’un des auteurs phares du Royal Court et qui se vit célébré sur les grandes scènes londoniennes pour son théâtre politique, estime désormais être mieux servi par les jeunes compagnies ou par des metteurs en scène allemands ou français. C’est ainsi que la création au théâtre Barbican de sa pièce La Compagnie des hommes a été accueillie mi-figue mi-raisin par la critique anglaise. Alors qu’en France, la même pièce, dans la mise en scène d’Alain Françon, recevait le prix de la critique dramatique et rejoignait un vaste public. Deux grands hommes de théâtre se rencontraient, deux artistes pour qui l’art doit refléter le souci du monde bien davantage que le souci de soi.

Le théâtre à mains nues
Créée aussi par Alain Françon, la trilogie de Bond sur la bombe atomique que constituent Pièces de guerre a retenti comme un coup de tonnerre. Plus de sept heures de théâtre à mains nues, une fascinante dissection d’une ère apocalyptique révélée aux spectateurs français par un metteur en scène qui ne cessera après coup de revenir à cette oeuvre. Saison après saison, au Théâtre de la Colline qu’il dirige, Françon, en combattant rebelle, ennemi du consensus, poursuit son compagnonnage avec l’écrivain anglais aux prises de position radicales. Depuis 1992, ce metteur en scène venu des arts visuels a également monté Le Crime du XXIe siècle, Café et Si ce n’est toi, autant d’oeuvres en forme d’avertissement et non de prophétie, qui montrent ce qui risque de se passer si nous ne comprenons pas tout de suite certaines choses sur nous-mêmes. Pour Françon, Edward Bond est de tous les auteurs de théâtre actuels celui qui pose le mieux la question : comment demeurer humain dans un monde inhumain? À l’exemple des Grecs, de Shakespeare et de Brecht, Bond inscrit l’humain dans des situations extrêmes et redonne un sens à sa vie à travers l’expérience tragique. Le devoir de responsabilité – Son théâtre est à l’avenant. Auteur et théoricien, Edward Bond a réglé une fois pour toutes la question de l’interdit de la représentation en liant les deux termes. Interdit et représentation rendent à ses yeux le théâtre «fonctionnel» car, quelles que soient les formes qu’il emprunte (tragédie, comédie, farce, mélodrame, toutes mêlées dans Si ce n’est toi), il n’a qu’un seul sujet : la justice. Rendre justice à l’Histoire consiste déjà à entendre ses témoins. Le climax de Si ce n’est toi repose sur un incident dérisoire, injuste et monstrueux. Mais Bond ne propulse pas d’entrée de jeu le spectateur au coeur de l’absurde et des ténèbres. Cette pièce énigmatique et fascinante située le 18 juillet 2077 (jour de l’anniversaire de l’auteur) s’ouvre sur une étrange valse à trois temps et à trois personnages qui n’est peut-être qu’un mauvais rêve. Dans un monde où le passé a été aboli, voilà que le passé revient, tel un fantôme. Il est là, il frappe à la porte, son bagage sur le dos. Il se dit un frère oublié, photo à l’appui. C’est ainsi que l’architecture fragile d’un couple se disloque, que la table et les deux chaises formant l’essentiel de leur vie, ainsi déplacées, ainsi occupées, comme un pays peut l’être, deviennent l’enjeu d’une tragédie comique et d’une farce menaçante. À l’insoutenable réalité, Bond oppose non la folie, la religion ou l’indifférence, mais une autre voie, qui n’est pas une morale : ses pièces sont des provocations à la responsabilité. Après les avoir lues ou vues, on le comprend mieux lorsqu’il dit que le vrai plaisir n’est pas l’évasion, mais l’implication.

Les fractures du réel
Bond est un poète âpre et flamboyant, un orfèvre de la construction, des fausses symétries, des figures croisées ou réversibles. Un maître des contrastes et des ruptures de ton qui a trouvé en Françon un artiste capable d’en dessiner toutes les nuances, toutes les convulsions, tous les minuscules cataclysmes et d’outrepasser la violence apparente pour y déployer énergie, dynamisme et espoir. Cet horloger de la scène qu’est Alain Françon, qui se joue du réalisme et le transmue, qui se joue des conventions psychologiques et les abolit, casse les lieux communs du vocabulaire gestuel et de l’occupation de l’espace, et invente un théâtre surréel qui nous permet de mieux voir les apparences trompeuses du réel. Soutenu par les grands acteurs que sont Luc-Antoine Diquéro, Abbès Zahmani et Dominique Valadié, cette comédienne « solide et céleste » au « jeu presque médiumnique », le metteur en scène a appliqué sa méthode de travail collectif, qui redonne à l’interprète sa responsabilité et au geste théâtral sa signification dans la société.

Texte : Edward Bond;
Mise en scène : Alain Françon;
Texte français: Michel Vittoz;
Dramaturgie : Guillaume Lévêque;
Scénographie : Jacques Gabel;
Lumière : Joël Hourbeigt;
Musique : Gabriel Scotti
Distribution : Luc-Antoine Diquéro, Dominique Valadié, Abbès Zahmani
Production : Théâtre National de la Colline (Paris).
Coprésentation à Montréal : Espace GO / Festival de théâtre des Amériques

2 au 5 juin à l’Espace GO (Montréal)
Également présenté du 11 au 14 mai au Théâtre français du Centre national des Arts (Ottawa)

Photos © Vincent Pontet / Agence Enguerand, Franck Beloncle.

 

par David Lefebvre

Preuves d'inhumanité

L'auteur anglais Edward Bond est un homme qui, selon lui, n'a jamais été vraiment compris en Angleterre. Après avoir vu ses textes montés par des européens dans d'autres langues, il est subjugué. Il se sent alors mieux servi par eux. Ses pièces sont de nature politique, et reflètent le souci du monde.

Après les Pièces de guerre (présentés deux fois en trois ans à Montréal), voici que le FTA nous offre une belle surprise : Si ce n'est toi, de Bond, mis en scène par un grand artisan du théâtre français, Alain Françon, qui est plutôt familier avec le travail de Bond, ayant monté La Compagnie des hommes, la trilogie des Pièces de guerre, Café, Crime du XXIe siècle...

Bond parle beaucoup d'humanité et de l'importance de l'imagination dans le rôle de l'homme. Ce ne serait pas la raison qui fait de nous des humains, dit-il, mais l'imagination. Sans être prédicateur, il nous amène, par des prises de position radicales, sur des chemins d'avenirs possibles si la société ne change pas. Comment demeurer humain dans un tel monde? Quelles sont nos responsabilités? Qu'est-ce que la normalité dans des situations précises? Quelle est la vraie justice?

Si ce n'est toi joue sur plusieurs registres : tragédie, comédie, farce, mélodrame. Françon a le génie et le talent de faire cohabiter ses styles avec naturel et simplicité, comme si l'un amenait sans le moindre doute à l'autre.

Nous sommes le 18 juillet 2077. La société est devenue totalitaire, gérant la vie et disant à ses citoyens de n'avoir que le strict nécessaire comme meubles, vêtements, nourriture. Dans un appartement donc peu meublé, un homme et une femme habitent ensemble. Celle-ci, depuis des semaines, entend cogner à la porte, mais elle n'y trouve personne quand elle ouvre. De l'autre côté, l'homme est terriblement autoritaire. Il est en contrôle, il semble incarner la force, la puissance et une certaine violence. Puis un jour, un inconnu arrive, avec son sac, et déclare qu'il est le frère de la femme. Elle, qui ne se souvient de rien, réfute ses allégations, même si une photo prouve le contraire. La photo est déchirée, mais le souvenir reste, même s'il est interdit. L'inconnu, fatigué d'une très longue marche pour échapper à son coin de pays aux symptômes suicidaires, s'assoit sur la chaise de la femme, ce qui déclenche ce qu'on peut appeler "l'incontrôlable". Matérialistes au maximum, le couple s'engueule. Quiproquos, gestes frôlant le grotesque, le huis clos éclate. L'inconnu a déclenché chez eux quelque chose qui dormait sous l'autorité sociétale, sous la normalité, quelque chose alors d'irréversible. La jeune femme s'enfuit, voit les ruines de la ville et celles de sa vie... ces ruines que l'homme ne voit pas, égoïste et parano, qui ne pense qu'à sa situation.

Le passé aboli, personne jusqu'ici ne s'interrogeait sur le pourquoi des choses. Sans faire un Orwell de lui, Bond se rapproche de quelques propos, entre autres, soulevés dans le roman 1984. Les réactions à de nouvelles situations, cette société autoritaire, le peu de bien que les gens possèdent... L'imagination du spectateur est relativement libre d'inventer sa petite histoire sur ces personnages, de croire ce qui est vrai ou faux. Les comédiens nous offrent une grande performance : Luc-Antoine Diquéro (l'homme autoritaire) m'a particulièrement impressionné, tout comme Dominique Valadié. La bande son gronde d'inquiétude. Les silences sont très bien utilisés, la prose est intéressante, bien traduite et l'on reste accroché au récit jusqu'au dénouement final.

Proposant quelques moments comiques, d'autres beaucoup plus tragiques, ces scènes s'emboîtent ensemble avec une perfection attendue et créent un événement fort plaisant à voir et revoir, pour le plaisir d'attraper tous les indices de cet oeuvre en forme d'avertissement d'Edward Bond.

02-06-2005