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Français et anglais : 2hAvertissement : il y aura des coups de feu
JAN LAUWERS & NEEDCOMPANY (BELGIQUE)
ZONES DE TURBULENCE
Entouré d’une meute d’acteurs singulièrement énergiques, Jan Lauwers, metteur en scène flamand de la Needcompany de Bruxelles, est l’un des plus talentueux agitateurs du théâtre contemporain en Europe. Le créateur de La Chambre d’Isabella, qui sera présentée au 11e Festival de théâtre des Amériques du 30 mai au 2 juin sur la scène de l’Usine C, entremêle toujours danseurs et acteurs dans des partitions impures et grandioses qui charrient des torrents flamboyants de paroles et d’images, de mots et de corps fusionnés dans le chaos d’une modernité fébrile.
Deux heures de spectacle en perpétuel mouvement dont on dévore tout : les monologues, les divagations, les chansons aussi. Comédie musicale et tragique, création étourdissante, La Chambre d’Isabella, scelle définitivement notre dépendance à la Needcompany! ÉNERGIE ET DÉSIR – Le théâtre contemporain redécouvre le sens du tragique. Certes. Mais aux côtés des Krzysztof Warlikowski, Romeo Castellucci, Arpàd Schilling — qui ont tous été invités au FTA — et autres metteurs en scène d’une génération turbulente, il serait fâcheux d’omettre l’extraordinaire travail de Jan Lauwers. Avec la Needcompany, il a affûté un théâtre d’une féconde puissance visuelle et dramatique. La mort et le pouvoir, en leurs jeux de séduction réciproque et de fascination rituelle, sont au coeur de ses préoccupations. Son intérêt ne se porte pas sur l’enchaînement narratif de ce que raconte une histoire, mais sur sa nervure même et les articulations de sens et de rythme qui en forment la trame. Fulgurance du trait, sans les fioritures. Jan Lauwers, venu des arts plastiques et de la photo, n’est pas un homme du répertoire. D’entre les classiques, seul Shakespeare a, à ce jour, mobilisé son attention et engendré quatre productions mémorables de Julius Caesar, Antonius und Kleopatra, Macbeth et King Lear, au coeur desquelles il insère des interludes dansés, confie les indications scéniques aux éructations d’un bouffon déchaîné et laisse la folie gagner l’espace du plateau : un surtitrage assurant le défilement du texte lorsque la parole devient inaudible, couverte par une bande son où tout s’entremêle, rock et oeuvres symphoniques remixées.
LE TRAVAIL DU DEUIL ET DE LA MÉMOIRE
Tout cela se retrouve dans La Chambre d’Isabella. Chambre noire, chambre d’échos, chambre d’enfants vouée au jeu, cette chambre à soi est ouverte à tous les possibles. Autour de l’âpreté lumineuse de son actrice fétiche, Viviane de Muynck, Jan Lauwers réunit une fois de plus une famille d’interprètes qui savent dissoudre leur ego dans la tension du plateau et il prend la famille au sens large comme microcosme des conventions et des non-dits d’une société déliquescente. Lauwers appartient à cette génération de metteurs en scène et de chorégraphes (Jan Fabre, Anne Teresa de Keersmaeker, Alain Platel, Wim Vandekeybus) qui ont su tirer parti de la fragmentation du sens pour tisser de nouvelles cohérences et qui ont su pareillement cultiver des formes d’excès qui bousculent la raison. Au-delà, chacun de ces créateurs a ses propres obsessions. D’une oeuvre chorale à l’autre, Lauwers émiette pour sa part des parcelles de tragique dans un travail au scalpel sur le deuil et la mémoire.
IN MEMORIAM FELIX LAUWERS 1924-2002
La chambre d'Isabella renferme un secret. Elle est le lieu d'un mensonge qui domine toute sa vie. Ce mensonge est une image exotique: Isabella serait la fille d'un prince du désert disparu lors d'une expédition. C'est ce que lui ont raconté ses parents adoptifs. Aujourd'hui, Isabella passe sa vie en revue. Elle a 94 ans, presque un siècle, est aveugle et vit entourée de ces centaines d'objets exotiques de l'Égypte ancienne et de l'Afrique noire, objets qui appartenaient en réalité au père de Lauwers, qui les a légués, après sa mort, à sa femme et ses enfants. Ce sont des objets arrachés à leur contexte culturel par un regard d'un autre temps (le regard colonial et exotique), des objets dans lesquels un monde s'est arrêté, pétrifié, muséifié et fétichisé. Écrite par Jan Lauwers après la mort de son père, cette pièce épique et musicale en forme d'autoportrait se (re)compose sous nos yeux et trouve un écho sensible et troublant en cette collection de statuettes hétéroclites et de talismans dont Lauwers hérita : masque jaka, couteau de diligence 1800 à glisser dans la jarretière de femmes aventurières, vase de libation d'esclaves égyptiens destiné à recueillir les larmes des pharaons...
Autant d'objets à la fois réels et chimériques qui ont meublé l'enfance de Jan et qui aujourd'hui composent un volet de la vie d'Isabella et de sa légende d'un siècle.
MIX PERMANENT
Hors des dogmes et des conventions, le théâtre de Jan Lauwers défait la linéarité narrative pour imbriquer ensemble fulgurations et désolations. Un théâtre acharné, sans concession, qui sait faire du moment de la (re)présentation un nerf à vif. Un théâtre qui convoque en son sein des zones de turbulence, des corps à corps avec un trop-plein de désir comme avec l’ironique désenchantement d’un certain cynisme. Un théâtre qui remue et où le rire, l’hystérie et la folie viennent perturber l’avènement d’une raison chancelante. Un théâtre qui oscille entre réalité et fiction, humour et gravité, danse et jeu, musique et désillusion. Tout l’art de Lauwers tient dans cette écriture à plusieurs niveaux, en néerlandais, en français et en anglais, qui met le spectateur à juste distance du réel. Un théâtre acéré qui, certes, peut aussi déranger. La Chambre d’Isabella s’impose comme le chant déchiré d’une beauté inassouvie et incarne la résistance de l’art face à l’affadissement du réel. Car Lauwers ne manque de concevoir «la beauté en tant qu’arme la plus puissante pour s’opposer à l’erreur sublime qu’est devenue notre culture ».
Texte, mise en scène, scénographie et lumière : Jan Lauwers
Distribution : Viviane De Muynck, Anneke Bonnema, Hans Petter Dahl, Julien Faure, Benoît Gob, Ludde Hagberg, Tijen Lawton, Louise Peterhoff, Maarten Seghers.
Production : Needcompany; Coproduction : Festival d’Avignon, Théâtre de la Ville (Paris), Théâtre Garonne (Toulouse), La Rose des Vents / Scène Nationale de Villeneuve d’Ascq, Brooklyn Academy of Music (New York) et welt in basel theaterfestival (Suisse). Avec la collaboration du Kaaitheater (Bruxelles) et de la Commission communautaire flamande de la Région Bruxelles-Capitale
11e Festival de théâtre des Amériques
30 mai au 2 juin à l’Usine C (Montréal)
Également présenté du 25 au 28 mai à l’événement Théâtres d’Ailleurs du Carrefour international de théâtre de Québec.
Photos © Eveline Vanassche