Un «merdre» retentissant s’est fait entendre le soir du 10 décembre 1896 à Paris. Un «merdre» gros et gras, vulgaire et déplacé, qui provoqua bien des froissements de programmes et dont l’écho sonore a traversé tout le vingtième siècle. Un garçon du nom de Alfred Jarry préparait son coup fumant depuis l’âge de 16 ans. Il en avait maintenant 23. Son père Ubu, inspiré d’un de ses professeurs particulièrement bête et grotesque, proche parent de ces personnages horrifiants du grand guignol, ancêtre de tous les dictateurs d’opérette qui ont semé la terreur au cours du siècle, venait de faire une crotte sur la scène bien propre du théâtre français.

Mais qu’est-ce donc qu’Ubu roi, que cet objet pétaradant non identifié, que ce Macbeth clownesque qui met en scène un roi cinglé et dangereux, accompagné de sa despotique première dame?… Une blague féroce et cruelle? Une invention de potache surdoué? Un drame historique doublé d’une fable politique? Une pièce de jeune étudiant brillant qui pille à tout venant et choque le bourgeois en visant à tire-larigot? Toutes ces visions sont possibles et même simultanément. Le Père Ubu a créé les camps de la mort et établi des dictatures, il a torturé et aboli les libertés; il est encore visible tous les soirs aux informations télévisées. On ne parvient toujours pas à l’enchaîner et peut-être après tout vaut-il mieux en rire! Rémy Girard et Marie Tifo, amis d’enfance, réalisent aujourd’hui un rêve de jeunesse et nous entraînent, au moyen du rire, au royaume des crétins qui se sont arrogé le pouvoir. Merdre!

De
Alfred Jarry

Mise en scène de
Normand Chouinard

Assist. à la m. en scène
Régie

Julie Beauséjour

Avec
Félix Beaulieu-Duchesneau, Guy Bernard, Normand Carrière, Alexandre Daneau, David-Alexandre Després, Sébastien Dodge, Maxim Gaudette, Rémy Girard, Benoît Paradis, Émile Proulx-Cloutier, Lise Roy, Marie Tifo

Conception décor
Jean Bard
Suzanne Harel
Claude Accolas
Yves Morin
Suzanne Lantagne
Normand Blais
Jacques-Lee Pelletier

Du 17 avril au 12 mai 2007
Supplémentaires 15 et 16 mai 20h + 17 mai 20h
Billetterie : 514-866-8668

 

par David Lefebvre

Merdre.

Ubu roi est un texte imparfait. Contenant certaines longueurs, à l'humour parfois douteux, cette pièce a quand même un petit quelque chose de frais et d'audacieux qui fait en sorte qu’on la monte 110 ans après sa création. Alfred Jarry n'avait que 23 ans quand il a écrit Ubu roi, d'abord pour se moquer d'un de ses professeurs. Mais c'est aussi une relecture de Macbeth de Shakespeare, qui aborde, avec humour et dérision, des sujets aussi sérieux que le pouvoir, la dictature, la corruption et la politique véreuse.

À l'époque, le spectacle choque, crée un scandale : précurseur de l'absurde, la première réplique offense l'auditoire. Dès lors, le théâtre français n’est plus le même. Mais aujourd'hui, ce genre de pièce ne crée plus le même effet ; comment la présenter sur scène et lui donner un souffle nouveau, une chance de plus pour choquer et divertir la foule tout à la fois? Normand Chouinard s'inspire du guignol : pour preuve, la pièce débute avec un théâtre de marionnettes où deux pauvres types se tapent sur la gueule avec un bâton jusqu'à ce que le gendarme arrive. Ce petit spectacle donne le ton à la pièce au grand complet : c'est du grand guignol mur à mur, de la bouffonnerie, du burlesque, du clown sale. On dit des gros mots, on fait le pitre, on se tape sur la gueule et on recommence.

Le décor de Jean Bard, représentant une fête foraine abandonnée, avec sa montagne russe écroulée ou non terminée, sa grande roue, ses échafaudages, ce ciel nuageux en arrière-plan aux couleurs du déclin du jour, est plutôt impressionnant et sans contredit dans le ton de la mise en scène. L'ambiance tourne beaucoup autour de la folie, du crasseux, du lugubre. De multiples trappes au sol permettent des entrées et des sorties, des oubliettes, des planques au trésor. Et les éclairages, précis et savamment orchestrés par Claude Accolas, collent à l'ambiance et créent des motifs sur la scène, comme les barres d'une prison. Pour pousser la note encore plus loin, les costumes des différents personnages, conçus par Suzanne Harel, sont exagérément absurdes. Pour ne nommer que ceux-ci, le Père Ubu est d'une grosseur à défier la gravité, la Mère Ubu a des proportions aussi énormes que ses ambitions et le sergent Bordure sort tout droit d'un bal costumé qui avait pour thème l'Écosse.


Photo : Yves Renaud

Il n'y a pas à dire, Rémi Girard (excellent, même s’il semble un tantinet trop intelligent pour son personnage) et Marie Tifo (épatante) forment un couple plutôt machiavélique et totalement grotesque. Sébastien Dodge tente sans grand succès de rendre son personnage amusant, avec ses pas de danse à la Riverdance et sa voix haut perchée - quand, pourtant, il peut être totalement hilarant avec ses airs hautains et son accent traînant, un style qu'on a pu apercevoir dans d'autres rôles qu'il a joué. Maxim Gaudette est méconnaissable en jeune Bougrelas, à la coupe de cheveux douteuse et à ses airs naïfs qui se transforment en désirs vengeurs. Les autres comédiens, qui incarnent une galerie de personnages, du spectateur à l'accoutrement français du XIXe jusqu'aux soldats et conspirateurs, offrent des performances à la hauteur de ce que le genre demande.

Certains dans la salle s'amuseront gaiement des facéties et des bouffonneries. Mais d'autres n'arriveront pas à sourire, ne serait-ce qu'en de rares instants, lors de ce spectacle au deuxième degré souvent déficient, qui aurait pu dénoncer tant de bêtises humaines... malgré ce clin d'œil final à la politique internationale d'il y a quelques années, soit la démolition de la statue de Saddam Hussein (trop peu, trop tard). Absurde certes, la pièce ne dégage aucune saveur réelle ; mêmes les pets du Père Ubu et les mets sont écrits sur du carton. De quoi nous laisser sur notre faim. Spectacle pour enfants qui a mal tourné, héritier désabusé ou bancal d'un style grand guignolesque retenu, Ubu roi a sans contredit plusieurs qualités techniques, mais n'arrive pas à plaire totalement.

L'adaptation du Théâtre de la Pire Espèce, en manipulation d'objets, appelée Ubu sur la table, qui tourne depuis plusieurs années et qui sera présentée au mois de mai en version pour entendants et mal entendants, est une suggestion fortement recommandée.

22-04-2007