Il y a de ces pièces qu’il faut voir et revoir. Inépuisables, elles touchent à chaque fois notre sensibilité avec une énigmatique fraîcheur. Don Juan en fait partie. Chacun connaît Don Juan et pourtant, chaque nouvelle représentation de la pièce continue de fasciner. De la tirade de Sganarelle sur les bienfaits du tabac jusqu’au festin de pierre et au châtiment final de l’impie, face à face avec le commandeur et la mort qu’aucun réel ne saurait expliquer, Molière tisse une intrigue mêlant tragique et comique, et qui aujourd’hui encore nous questionne avec une pertinence inégalée sur les puissants et la société, sur l’argent et l’honneur, l’amour, la religion et la mort.
Au gré de ses multiples réincarnations, Don Juan, cet enfant roi à qui nul n’a jamais posé de limites, cet homme à l’appétit démesuré et à l’orgueil monstrueux demeure une énigme : séducteur impénitent, jouisseur sensuel, funambule ou mécréant, sa grâce n’est pas de ce monde et son commerce avec les femmes reste lié à un dialogue intime avec l’absolu. Plaisirs terrestres et feux célestes, élans de la chair et châtiments du ciel, Don Juan mêle le physique et la métaphysique, le corps et l’esprit. Il ne suit pas seulement la voie de ses désirs interdits, mais cherche sa damnation comme une joie, à corps et âme perdus. Fruit d’une collaboration avec le prestigieux Festival de Stratford, Don Juan renaît sur la scène du TNM sous les traits de James Hyndman : un choc de titans sur le thème du désir et de la foi.
Texte de
MolièreMise en scène de
Lorraine PintalAssist. à la mise en scène
Nicolas Van BurekRégie
Sue TurmelAvec
James Hyndman, Benoît Brière, Jean-François Blanchard, Paul Essiembre, Eveline Gélinas, Noémie Godin-Vigneau, Frédéric-Antoine Guimond, Sara Hanley, Claude Laroche, Jean-Michel Le Gal, Magalie Lépine-Blondeau, Gareth Potter, Jean-Louis Roux, Nicolas Van BurekLes concepteurs
Danièle Lévesque
François St-Aubin
Axel Morgenthaler
Robert Normandeau
Donna FeoreEn colaboration avec le Festival de Stratford
Du 16 janvier au 10 février 2007
Billetterie : 514.866-8668
par David Lefebvre
Fruit d’une collaboration avec le Festival de Stratford, Don Juan renaît (pour une cinquième fois) sur la scène du TNM. Montée tout d’abord en anglais, c'est James Hyndman qui, pour la version francophone, incarne le rôle convoité, et Benoît Brière celui du valet Sganarelle, sous la direction de Lorraine Pintal.
Le Don Juan de Molière (de son titre complet : Don Juan ou le festin de Pierre) ne s'amuse pas que de la réputation de ce séducteur impénitent, mais se penche sérieusement sur le libertinage, l'affranchissement de la morale commune et de la religion. Parce que Don Juan est un être amoral, qui refuse de se conformer, de croire en un être divin, profitant des jeunes femmes qu'il peut charmer, des créanciers qu'il peut abuser, et ceci en toute impunité. Son alter-ego, le valet Sganarelle, tente pourtant de le raisonner, de lui parler indirectement, de l'avertir des dangers qu'il coure. Sans grand succès.
Pour faire un résumé très rapide de l’intrigue de cette pièce, disons que le tout débute en Sicile, avec Don Juan qui quitte sa femme, Elvire, qu'il avait arraché à un couvent. Elle l'ennuie ; son coeur appartient à toutes les femmes, pourquoi se résoudre à une seule ? Ce geste lui cause des ennuis avec les frères de celle-ci. Il part donc avec Sganarelle à la recherche d'une autre conquête. Séduisant deux paysannes en leur promettant de les épouser, puis s'égarant dans un bois, ils sont retracés par les frères d’Elvire qui repoussent leur vengeance à plus tard, car Don Juan, par un concours de circonstances, sauve la vie de l'un d'eux. Après avoir tenté de faire blasphémer un mendiant pour une pièce de monnaie, sans réussir, le maître trouve le tombeau d'un commandeur qu’il avait tué six mois plus tôt. Alors qu'ils sont à l'intérieur, par raillerie, ils invitent le commandeur à souper. La statue leur fait signe et accepte. Stupéfaction de chaque côté : Sganarelle tremble devant les signes des dieux, Don Juan est sûr qu’il y a une explication logique à cela. De retour chez lui, Don Juan reçoit quelques visites, dont M. Dimanche, à qui il doit de l'argent (et qu’il chasse rapidement par la ruse), son père qui l'exhorte de revenir sur le droit chemin, puis sa femme qui retrouve une certaine vertu en redonnant à Dieu son coeur et son âme – et en pardonnant à son mari. Usant d'hypocrisie, Don Juan tente encore une fois de se sortir d’embarras mais le Ciel ne le voit pas du même oeil, le condamnant à périr, par l’entremise du commandeur.
Tragi-comédie, empruntant beaucoup à la commedia, elle est à cheval entre deux styles artistiques : le baroque et un certain classicisme. Alors que Don Juan est clairement le maître et le fautif, Sganarelle est le côté plus rigolo et vient alléger des propos qui auraient pu choquer l’assistance de l’époque. Ses répliques sont, aujourd’hui, tout aussi drôles qu’il y a 400 ans, c’est tout dire du génie de Molière, et (ici) de celui de Brière – mais nous y reviendrons. La mise en scène de Lorraine Pintal, inspirée, moderne mais très respectueuse du texte, joue aussi sur plusieurs tableaux : le pré-prologue est dans la pure tradition commedia dell'arte, avec ses personnages bouffons et un Sganarelle chef d'orchestre qui interprète, avec quelques comparses, une sérénade toute italienne. D'ailleurs, il en profite pour demander aux gens de fermer cellulaire, paget, toujours en italien et avec beaucoup d'humour. Puis le rideau se lève : par le caractère dépouillé de la scène, et son côté très esthétique et moderne (surtout grâce aux éclairages parfois surprenants d’Axel Morgenthaler), on plonge dans un spectacle hybride, qui tient autant de la comédie, du drame que du fantastique. La première partie se rapproche davantage de la comédie, avec ses nombreuses tournures d'esprit et le cabotinage des différents personnages. Ce qui n'est pourtant pas que positif : le grand charmeur semble sur le déclin plutôt qu'à son apogée. Ses tentatives de séduction sont plus caricaturales qu'efficaces. C’est à se demander comment il réussit encore à charmer les demoiselles. Done Elvire (Noémie Godin-Vigneau) est trop douce face à cet homme qui la torture et pour qui elle a tout quitté ; elle devrait être en rogne contre lui, être jalouse. Par contre, il faut lever notre chapeau aux comédiens qui interprètent les paysans (Gareth Potter, Évelyne Gélinas, Magalie Lépine-Blondeau) : le dialecte « vieux français » est tout sauf évident, à réciter comme à comprendre. Ils gardent un rythme soutenu, ils gesticulent, bref ils jouent les paysans parfaits pour ce spectacle.
La deuxième partie, beaucoup plus sombre, est de loin supérieure à la première. On sent immédiatement le changement, et on le remarque même dans les costumes de François St-Aubin : alors qu’ils sont de couleur clair pour les premiers actes (sauf ceux des paysans), ici ils flamboient de rouge, ils mystifient de noir. Les coupes sont plus modernes, en s’inspirent parfois, surtout pour Don Juan, de vêtements asiatiques. Pour contraster, ceux de son père, joué avec noblesse par Jean-Louis Roux, semblent s’inspirer d’une civilisation en perdition, avec ses fourrures et sa moitié d’armure – une noblesse et une relation filiale qui périt. James Hyndman prouve, encore une fois, son grand talent de comédien, quand il fourbe, se moque, insulte, explose de colère. La douceur et la compassion de Noémie Godin-Vigneau sont ici plus attendrissantes, touchant d’une meilleure façon le cœur de Don Juan et le nôtre. Lors de la scène finale, quand un spectre (Sara Hanley) entraîne avec lui le séducteur vers une mort certaine, Lorraine Pintal a fait le choix judicieux d’utiliser une chorégraphie contemporaine (d’Estelle Clareton) sans excès, pour illustrer l’ultime combat. Scène de danse macabre, presque gothique, on ne peut que s’extasier et apprécier le spectacle.
Benoît Brière nous offre une sublime interprétation de Sganarelle : dès le premier dialogue, un éloge paradoxal sur le tabac (puisque l’opinion commune avait et a tendance à le condamner - une pratique rhétorique que l'on retrouve durant toute la pièce) tout est déjà en place : le ton, la gestuelle et l’esprit. Jusqu’à la toute fin, où il dit : «Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d'années de service, n'ai point d'autre récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. Mes gages ! mes gages ! mes gages !» il nous émeut autant qu’il nous a fait rire.
Une question reste en suspend : qui est réellement derrière la statue du commandeur ? Dieu ? La volonté de mourir de Don Juan ? Le décès d’une certaine noblesse ? Quoi qu’il en soit, c’est certainement à chacun d’y répondre selon ses croyances. Malgré un manque de sensualité, au profit d'une révolte grandissante, mais nous offrant un jeu juste et une mise en scène où tout n'est qu'illusion et mensonge, ce chef-d’œuvre de Molière trouve toujours un écho dans notre civilisation, avec cette recherche de liberté et du plaisir et de l’affranchissement de la religion et du conformisme moral.
20-01-2007