Acte de création artistique et procréation ; amour et haine ; naissance, puis mort. L'univers touffu, viscéral, dérangeant de la célèbre romancière canadienne anglophone qui vit à Paris depuis 25 ans et écrit ses livres en français, se déploie sur un plateau de théâtre. En adaptant son plus récent roman, une histoire d'amour à plusieurs voix où il est question de la survivance de l'artiste dans son oeuvre, et de l'être aimé en chacun de ceux qui l'ont aimé, Lorraine Pintal fait à nouveau le pari de la création. La tentation était grande puisque l'oeuvre polyphonique a pour axe central la figure complexe d'un comédien adulé, Cosmo, interprété par Emmanuel Bilodeau. Autour de cet axe tourne la vie d'une femme portée par son amour, Elke, et celle de l'auteur, alter ego de la romancière, jouée par Marie Tifo. Enquête dans un hameau reculé sur le meurtre d'un homme aimé. Dans ce tribunal de province, c'est vous quis serez juge!
De
Nancy HustonAdapt. théâtrale et mise en scène de
Lorraine PintalAssist. à la mise en scène et régie
Claude LemelinAvec
Emmanuel Bilodeau, Pierre Collin, Marie Tifo, Louise Turcot
9 interprètesConception décor
Danièle LévesqueDu 12 avril au 7 mai 2005
Billetterie : 866-8668________________________________________________________________
Crédit photo Une Adoration: Émmanuel Bilodeau (Cosmo) -Jean-François Gratton photographe
Crédit photo Nancy Huston : Mihai Mangiulea
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par David Lefebvre
L’univers littéraire de la Canadienne Nancy Huston en est un fort particulier, singulier. Il ne m’a fallu qu’un seul livre pour m’en apercevoir, m’en imprégner : Prodige, l’histoire d’une mère mélomane et prof au Conservatoire qui raconte à sa fille prématurée ce que sera son avenir dans la musique, au travers la musique. Tout est introspection, polyphonique, à plusieurs voix : on y lit le nom du personnage et ce qu’il pense, dit, ressent. Un style d’écriture que l’auteure semble beaucoup apprécier et qui se répète dans plusieurs romans dont Une adoration. Nancy Huston est attirée par la vie et la mort, la survivance, mais aussi le monde artistique, écrivant ici sur les musiciens, là sur les danseurs…
Dans cette pièce adapté du roman du même titre, nous, spectateurs, sommes juges de l’intrigue qui s’y joue. Un homme prénommé Cosmo (Emmanuel Bilodeau), comédien adoré et adulé de toutes les femmes, a été tué d’un coup de couteau. On fait alors la connaissance d’Elke (Macha Limonchik), rêveuse et joyeuse, qui travaille au café La Fontaine et est tombée éperdument amoureuse de Cosmo. Fiona (Marie-Ève Pelletier) et Frank (Benoît McGinnis), ses deux enfants rebelles, Josette (Louise Turcot) et André (Pierre Collin), les parents de Cosmo, ce dernier mort sans avoir dit un mot (mais qui se rattrapera), et deux autres personnages : le violoniste virtuose Jonas (Charles-Étienne Marchand) dont Cosmo s’amourache pour ce qu’il est et ce que lui n’est pas, soit l’incarnation de la musique, et Kacim (Dany Michaud), premier amant et amour de Fiona. L’auteure (incarné par Marie Tifo) est aussi présente, donnant sa voix à certains personnages et à des objets (comme un étang, le couteau, une fleur…). Tous plaideront devant nous pour que nous puissions découvrir la (les) vérité(s) entourant Cosmo et toutes ces personnes qui gravitent autour.
Au fur et à mesure que le procès métaphorique et fantasmagorique avance, on entre dans la vie et le cœur de ces hommes et femmes qui aiment Cosmo (comment faire autrement?) et qui, pour certains, le détestent. Ce sont des dépositions parfois insoupçonnées qui prennent forme. Ce sont des déclarations passionnées, des paroles qui déchirent et perturbent. Ils procèdent dans un décor d’apocalypse, un théâtre abandonné, retourné, aux bancs accrochés au plafond, aux murs calciné, noircis. La musique d’Édith Piaf et les accordéons résonnent et des projections photographiques appuient fortement les paroles et les gestes des acteurs.
Il n’y pas à dire, c’est un travail colossal qu’a entrepris, et ce avec brio, la metteure en scène, assistée de l’auteure et du scénariste Gilles Desjardins. Elle a réussi à matérialiser ces personnages et à les faire vivre devant nos yeux. Le rythme est très lent, on prend le temps de bien cerner et fouiller en profondeur l’âme et le cœur des personnages. Au centre de ce récit, on y décèle l’amour, la création humaine et artistique, l’immortalité dans l’art, la sexualité féminine imprégnée d’une belle sensualité. Elle y parle aussi de la douleur physique pour parer au manque d’attention maternelle, chez ces deux enfants qui se font mal pour exister. La déconstruction temporelle nous lance d’une époque à l’autre sans ménagement mais avec aisance, sans en être étourdi ou perdu. Malgré les nombreuses coupures et raccourcis, comme la presque disparition de Véra et le changement de personne à l’étang gelé, en gardant que les personnages intimement liés à Cosmo, les lecteurs assidus ne seront pas perdus ni déçus de l’adaptation, et prendront peut-être un plus grand plaisir que les novices à voir évoluer la pièce. Les comédiens sont fabuleux, Macha Limonchik nous charme complètement, Marie Tifo s’amuse dans ce rôle de narratrice, créant des scènes de magie quand elle donne voix aux choses et objets ; Pierre Collin nous prouve encore une fois l’étendu de son talent et le don de s’approprier l’espace scénique… McGinnis joue un peu trop intensément la haine, mais vraiment rien de dramatique. Malgré l’immense talent d’Emmanuel Bilodeau, qui n’est pas en cause car il joue admirablement bien son rôle, il manque pourtant cette touche de séduction qui fait chavirer, ce charisme qui fait tourner toutes les têtes, jouant plus comme un enfant dans un corps d’adulte, l’innocence et la drôlerie. Il faut rappeler que le rôle n’existe pas dans le roman, c’est une tâche quasi impossible qu’il porte à bout de bras.
Bravo à toute l’équipe du TNM pour cette adaptation et ce travail qui resplendit l’amour du théâtre et de la création. Je vous laisse le soin, cher lecteur et lectrice, de tirer vos propres conclusions sur cette critique et du vrai meurtrier de Cosmo…
17-04-2005