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Si l’on veut une histoire, FORÊTS est peut-être le récit de six femmes qui, suite à un événement qui s’abat sur la plus jeune d’entre elles, font brutalement face à l’incohérence de leur existence. Cette plongée forcée à laquelle elles auraient bien voulu se soustraire se fera par l’entremise d’un paléontologue amené en 1946 à se rendre avec une équipe de scientifiques dans un des camps de concentration pour tenter de ramener du néant ce que l’on a voulu y précipiter. Chacune de ces femmes verra sa raison mise en pièce puisque là, dans les cendres humaines de cette innommable douleur, irreprésentable, elles déchiffreront, abasourdies, les traces et le futur de leur destinée.
FORÊTS…
FORÊTS…
FORÊTS est peut-être l’histoire de cette femme, en 1989, qui apprend qu’elle est atteinte d’un mal incurable, son cerveau étant dévoré par une tumeur.
FORÊTS…
FORÊTS…La création du troisième opus du quatuor de Wajdi Mouawad — après Littoral (1997) et Incendies (2003) — a donné lieu à une aventure exceptionnelle. Une vingtaine d'artistes, du Québec et de l'Hexagone, ont élaboré à chaque étape d'une tournée nationale en France (la pièce à vu le jour à Chambéry, en mars 2006), le spectacle présenté ici à l'hiver, pour la première fois en Amérique.
Forêts, le récit de six femmes et trois filiations, reprend les interrogations du grand poète et homme de théâtre sur l'héritage.
Texte
Mise en scène
Wajdi MouawadAvec
Jean Alibert, Olivier Constant, Véronique Côté, Linda Laplante, Patrick Le Mauff, Marie-France Marcotte, Bernard Meney, Anne-Marie Olivier, Jean-Sébastien Ouellette, Marie-Ève Perron, Emmanuel SchwartzProduction Au carré de l’hypoténuse et Abé carré cé carré, compagnies de création, et en coproduction avec plusieurs compagnies à travers la france et Espace GO, à Montréal
À l'Espace GO du 9 janvier au 10 février 2007
Billetterie : 514-845-4890Au Grand Théâtre de Québec (Trident) du 20 février au 17 mars 2007
Billetterie : 418-643-8131
par Marie-Julie Desrochers
Forêts, troisième volet du cycle tragique amorcé par Wajdi Mouawad en 1999, reprend les thèmes exploités dans Littoral et Incendies. La quête identitaire et la recherche des origines sont encore une fois le moteur d’une intrigue généalogique et filiale menant inextricablement à des découvertes de violence, d’inceste et d’horreur, le tout sur fond de guerres. Cette fois-ci, par contre, l’auteur laisse tomber son Liban natal au profit des grandes guerres occidentales, l’histoire traversant les deux guerres mondiales.
Forêts, qui dure quatre longues heures – défi théâtral auquel le spectateur n’est pas habitué et auquel il doit certes se préparer – n’est pas seulement la plus longue des pièces de ce cycle ; elle est aussi la plus complexe, la plus touffue et la plus violente. Résumer Forêts est un projet vain. Disons simplement qu’une adolescente en pleine crise se voit un jour forcée par une série d’événements – la mort de sa mère, la découverte dans le cerveau de cette dernière d’un os, un fœtus de jumeau apprendra-t-on, la rencontre avec un paléontologue lui faisant voir l’urgence de découvrir sa descendance – décide de partir à la recherche de ses origines, seule avec ce paléontologue. Les découvertes macabres qu’elle ne cessera de faire aboutissent sur le seul élément positif de la pièce : une amitié plus forte que la guerre, que la haine, que l’horreur, qui se présente comme l’origine ultime, celle où l’histoire de Loup, cette adolescente québécoise enragée et engagée dans et de sa propre existence a véritablement pris naissance.
Crédit photo : Marlène Gélineau PayetteCela est maintenant établi : Wajdi Mouawad a un talent de conteur et de raconteur exceptionnel. Ainsi, une histoire complexe comme Forêts, où une panoplie de destins, d’époques, de conflits historiques et d’éléments empruntés aux textes fondateurs et aux tragédies antiques s’entremêlent, demeure intelligible et prenante. Finement, pendant les deux premières heures de Forêts, il établit les bases de l’histoire, présente au spectateur les personnages qui la constituent, en jouant toujours sur la notion de temps, en faisant circuler les scènes, comme si le début et la fin ne devaient pas être distinguables. Le spectateur ne peut pas encore saisir, alors, les liens qui unissent chacune des scènes, chacun de ces êtres torturés et souffrants, mais sent que la toile que l’auteur est en train de tisser autour d’eux ne manquera pas de les imbriquer cruellement les uns dans les autres dans la seconde partie.
Après la courte entracte, en effet, le rythme s’accélère et la tentation devient plus que palpable. Le théâtre de Mouawad, marginal par son retour aux textes fondateurs, à l’épopée, n’en a jamais été un d’évocation. Cela est plus vrai que jamais dans Forêts : la violence est jetée à la figure du spectateur, les cris, les meurtres, la souffrance, le viol, l’inceste : tout est joué, montré, tel quel, sans brouillard, crûment. Mouawad semble vouloir rendre à ces mots leur violence en retirant les images derrière lesquels ils se cachent dans le langage quotidien ; celui des médias, de la conversation. La violence doit être entière, restituée à elle-même.
La mise en scène de Mouawad, un autre des talents incontestables de l’artiste, accentue cet effet dramatique avec intelligence. Le décor minimal est utilisé à son plein potentiel, les transitions se font en douceur, l’environnement supporte l’histoire, y participe même. Certaines scènes sont particulièrement belles, esthétiquement, par exemple celle où le corps nu et imparfait de la mère se retrouve nappé d’une vapeur étouffante à l’intérieur d’une boîte transparente. Et d’autres encore permettent de prendre la mesure de la cacophonie et du chaos intrinsèques à la quête des origines : des scènes où cinq ou six personnages se font souffrir, saigner et violer à la fois, emplissant de leurs cris et de leur douleur l’espace scénique complet.
Ce nouveau morceau du cycle guerrier de Mouawad est choquant. Il blesse le spectateur, le force, hors de tout doute, à sortir de son confort, ne serait-ce qu’en le forçant à demeurer assis si longtemps face à l’horreur, dans l’inconfort et la non-intimité d’un théâtre où se côtoie de la façon la plus serrée possible un public anonyme. Néanmoins, Incendies, nous semble-t-il, touchait davantage, probablement avec plus de subtilité. Mouawad montre volontairement la violence, soit. La longue durée de Forêts lui a ici permis de l’exploiter sous toutes ses formes, de sorte qu’il advient un moment où le récit prend presque la forme d’un « concours de l’horreur »: après le viol, l’inceste, le meurtre, le matricide, le parricide, que pourrait-il bien survenir ? Est-il nécessaire qu’il survienne pire ? Mouawad semble toujours croire que oui. Le résultat, parfois, se traduit par une surenchère de violence se rapprochant dangereusement de la caricature, du grotesque.
Les acteurs, un mélange de québécois et d’européens, portent la responsabilité d’un texte lourd et qui réclame performances sur performances. Le résultat est réussi et convaincant la majeure partie du temps. Linda Laplante, qui interprète la mère malade de la jeune adolescente, porte avec force et dynamisme ce personnage tragique et courageux. La jeune Marie-Ève Perron, diplômée en 2004 du Conservatoire de Montréal, incarne l’adolescente qui part à la recherche de son histoire et est donc omniprésente. Colérique au possible, le personnage de Perron est crédible, senti, mais il semble parfois que les mots de Mouawad sont trop grands pour celle qui joue la majeure partie du temps sur son immaturité et sur un langage « d’ado vulgaire ». Entre la diphtongue exagérée et les sacres répétés, le langage poétique semble un peu perdu, isolé. Il n’en demeure pas moins que la jeune comédienne, entourée de son équipe, performe avec énergie et sensibilité pendant les quatre heures que dure la représentation.
15-01-2007
commentaires, critiques? info@montheatre.qc.ca
de M. Yves Rousseau
Un chef-d'oeuvre
Une femme enceinte et cancéreuse dont la mère fut elle-même adoptée et marquée à vie par l'abandon et la quête de ses racines, est confrontée à un choix: Subir un traitement et perdre l'enfant, ou donner la vie. Puis la poly, le carnage et cette décision "je ne ferais pas une 15e victime": naît sa fille, adolescente blessée, nihiliste gothique, porteuse d'une douleur de vivre héritée, drame prenant sa source dans les racines du temps.Remonter à la source de ce drame, trouver l'essence d'une identité perdue, une schismogenèse traçant le parcours familial d'un douloureux héritage ayant marqué sept générations de femmes, dans une épopée fantastique partant du l'Europe du 19e siècle, passant par les grandes guerres, jusqu'à aujourd'hui. L'espace principal du temps, du lieu et de l'action est donc celui de cette adolescente et sa quête, en alternance et parfois juxtaposé avec diverses dérives historiques multiples au symbolisme puissant, dantesques métaphores de morceaux de destin. Cette quête est motivée et déclenchée par un amis paléontologue et sa découverte, un crâne d'une exécutée de Treblinka mystiquement lié à la mère...
L'ensemble est hautement digestible, d'une clarté limpide et d'une cohérence ahurissante, et ce malgré la complexité. Une mise en scène majeure. La scénographie (E Clolus) sobre, recherchée et pudique, donne un espace de liberté et d'expression soutenant et illustrant le propos avec grande pertinence. Un travail d'éclairage (E Champoux) précis et poétique, costumes impeccables (I Larivière), et quelle trame de son (M Maurer).
Les acteurs donnent tout et payent beaucoup de leur personne dans un état d'abandon et de symbiose total envers l'oeuvre, une performance puissante et fraternelle au jeu profondément investis et habité, soutenus par une écriture sublime touchant l'essence même de ce qui importe vraiment dans une vie.
La somme d'investissement émotionnel, de travail mis dans cette pièce est inimaginable.
par Magali Paquin
Un cas de cannibalisme fœtal. Un crâne émietté. Des corps tatoués de prénoms et de promesses. Au-delà des événements qui ponctuent l’Histoire, s'esquissent des récits particuliers, qui marquent profondément ceux qui les vivent et que subissent ensuite ceux qui les suivent. La jeune Loup, 16 ans, est de ceux-là. En perte de repères pour elle-même, elle se voit catapultée dans le passé de sa famille, accompagnée d’un homme qui a, comme elle, fait un serment sur le lit de mort d’un parent. Faisant écho aux préoccupations des deux autres volets d’une tétralogie théâtrale, « Forêts » constitue une dure quête vers ses origines. Une œuvre superbe, ardente et poignante offerte par Wajdi Mouawad, créée par les compagnies Au Carré de l’Hypoténuse et Abé Carré Cé Carré.
L’inimaginable intrigue, au rythme soutenu tout au long des quatre heures que dure la pièce, se déploie à coups d’allers et retours entre les époques et les générations. La filiation liant ancêtres et descendance d’une famille disloquée est peu à peu reconstituée, en couvrant plus d’un siècle et deux continents. Déchiffrer ses origines n’est cependant pas gage d’heureuses découvertes. Lorsque le sang qui coule en ses propres veines est composé de douleur et de drames humains, la rage annihile toute forme de joie. Comment faire abstraction de ce couteau sur lequel se serrent tant de poings ? Souffrance et trépas se diluent cependant dans les multiples naissances, la quête de soi, l’affection et l’attachement à l’autre. La mort est inextricablement liée à la vie.
Crédit photo : Marlène Gélineau PayetteAu coeur d’un vaste espace entouré de parois grises, élaboré par Emmanuel Clolus, ne se trouvent qu’une table et quelques chaises en bois. Déplacé, renversé, tourbillonnant d’un bout à l’autre de la scène, ce mobilier suffit à définir un lieu, puis un autre. Les éclairages d’Éric Champoux génèrent des ombres et des figures sylvestres dans le ruissellement tourmenté de la pluie. Pendant que l’immobilité de certains personnages mène à leur oubli, d’autres s’imposent par leur agitation et leurs exclamations. Wajdi Mouawad mène avec brio la cadence par une mise en scène qui exalte la fureur de vivre. Les onze acteurs, d’origine québécoise (Véronique Côté, Linda Laplante, Marie-France Marcotte, Bernard Meney, Anne-Marie Olivier, Jean-Sébastien Ouellette, Marie-Ève Perron, Emmanuel Schwartz), belge (Olivier Constant) et française (Jean Alibert, Patrick Le Mauff), maîtrisent de façon admirable les multiples et complexes personnages. Poussés aux limites de l’intimité, les corps se dénudent. Une femme retire son dentier. Délicatesse et respect marquent cependant ces moments, dont on retient la pertinence et l’intensité.
« Ma mémoire est comme une forêt dont on a abattu les arbres ». Le passé déchiffré, défriché, se remet peu à peu en place. Mais dans cette quête subsistent encore des zones sombres, des inconnus. Ce sera au spectateur à élaborer ses propres hypothèses durant les heures, voire les jours nécessaires à l’absorption de la puissance de cette pièce.
24-02-2007