par Olivier Dumas
Catherine Bourgeois et Edon Descollines explorent et inventent pour lutter contre la frayeur et l’isolement dans Je ne veux pas marcher seul.
AVALe, la précédente création de la compagnie Joe, Jack et John focalisait sur la colère trop longtemps engloutie en soi. Pour Je ne veux…, les dangers de l’extérieur ont plutôt guidé sa construction. La directrice artistique Catherine Bourgeois a volontairement choisi de concilier les thèmes abordés avec un lieu atypique pour du théâtre. «Il s’agit de notre troisième production in situ.» Pour concrétiser la sensation de peur qui imbibe tout le processus, «je trouvais pertinent de demander au public de se rendre dans un lieu peu connu. Près d’ici, il y avait autrefois des sweatshops et nous sentons encore cette misère», déclare-t-elle d’emblée.
Par un vendredi matin ensoleillé et froid, au troisième étage d’un immeuble commercial à côté d’une voie ferrée du quartier Mile-Ex, Catherine Bourgeois et le comédien Edon Descollines continuent d’apprivoiser un coin dur de la métropole aux allures «parfois de no man’s land» et leur aire de jeu qu’ils continuent d’aménager. «C’était important pour moi et les autres de sortir de notre zone de confort», confie le principal protagoniste de l’œuvre multidisciplinaire. Sa metteure en scène, en grande complicité avec lui, a constaté qu’une même phrase revenait souvent dans les premières versions du texte. «Le titre exprime notre ambivalence à se promener seul par crainte de rencontrer de la discrimination ou de la xénophobie.»
Les recherches pour le spectacle se sont amorcées à l’automne 2013 par la lecture entre autres, sur l’assassinat très médiatisé de Trayvon Martin aux États-Unis. Cet adolescent afro-américain de 17 ans était tombé à Miami sous les balles d’un homme, qui a considéré son geste comme un simple acte de légitime défense. L’incident n’a pas laissé Catherine Bourgeois de glace. «J’étais intriguée de voir comment des hommes armés de race blanche puissent croire avec leurs lunettes que des adolescents d’allures inoffensives puissent devenir une menace à leur sécurité.» À ses yeux, de tels actes confèrent une fausse justification à certains gestes de violence. «Nous n’avons qu’à penser actuellement aux femmes autochtones et ceux qui sont jugés sans raison. Le racisme est encore trop présent dans nos sociétés.»
C’est au Centre des arts sur la scène Les Muses, où il a développé des aptitudes pour le théâtre, le chant, l’improvisation et l’art du clown («discipline que j’adore», avoue-t-il) qu’Edon Descolllines a découvert la démarche de Joe, Jack et John. «J’ai vu tous leurs spectacles», confie-t-il en citant de mémoire certains titres. Une enregistreuse l’accompagne partout. «Ils (les membres de l’équipe) me disent que je suis bon, mais je ne trouve pas. Je prends les choses un jour à la fois.» Pourtant, l’orchestratrice de la production lui envoie spontanément des éloges. «Edon a beaucoup de talent et une belle présence. Je prends toujours en considération les intuitions de mes acteurs, car j’aime démolir les structures pour mieux les reconstruire. Je me sens comme Steven Spielberg», lance Catherine Bourgeois avec quelques éclats de rire.
Pour convoquer des énergies à la fois distinctes et complémentaires, Catherine Bourgeois a réuni autour d’Edon les polyvalents acteurs Francis Ducharme et Étienne Thibeault, ainsi que la danseuse Dorian Nuskind-Oder. Comme dans ses autres exécutions scéniques, elle recherchait un mélange des genres. L’humour devient moins présent et cède le pas à plus de scènes performatives, dans une atmosphère volontairement plus sombre. «Cela sera plus dur et plus tough que dans les shows précédents», poursuit-elle, tout aussi confiante que fébrile. Son partenaire reconnaît également avec sa voix posée que «ce ne sont pas tous les enfants qui aimeraient voir cela».
Aux exigences du langage théâtral, Edon Descollines a connu également celles du septième art, notamment par sa participation au long-métrage «onirique» Tu dors Nicole de Stéphane Lafleur. «Les consignes sont plus faciles au cinéma. Sur la scène, il faut prendre conscience de l’espace. Je trouve cela plus difficile, quand je ne connais pas le texte. Je veux qu’il coule comme de l’eau. Je ferme les yeux et je le récite par cœur pour m’aider à le mémoriser. Heureusement, je n’ai pas beaucoup de contraintes avec Catherine.» Cette dernière lui met la main sur l’épaule et enchaîne : «lors des premières répétitions, nous cherchions nos repères. C’est un luxe d’être ici plusieurs semaines avant les représentations.» L’importance que ses collaborateurs forment une famille, «où la mayo pogne», compte énormément dans la réussite du projet. «Autour de moi, cela me prend des humains à l’écoute des autres, élabore Catherine Bourgeois, en évoquant la participation de gens atteints de trisomie 21 à la préparation de Je ne veux pas marcher seul.
En plus de peaufiner ses talents pour le dessin et la poésie entre deux enchaînements, le comédien exécute à son grand plaisir deux morceaux de slam. L’un sera appris par cœur et l’autre, improvisé, changera tous les soirs. «Avant le début de la pièce, les gens pourront écrire sur des bouts de papier leurs peurs. Edon les récitera et Francis (Ducharme) exécutera en même temps des chorégraphies, d’après les témoignages retenus», témoigne Catherine Bourgeois. La figure de l’ours est rapidement devenue la métaphore idéale pour illustrer la panique quotidienne. «C’est l’affrontement du dur et du doux. Par sa dualité, l’animal est perçu comme sanguinaire et dangereux, mais c’est aussi l’ourson en peluche, le Teddy Bear qu’Edon prend dans ses bras.» L’imaginaire côtoie ainsi les enjeux de la réalité. «Je veux éviter les angles trop pointus ou l’approche journalistique. Je me concentre surtout sur la quête d’Edon et sa sensibilité aux souffrances des autres. Il écoute les nouvelles et me dit souvent à quel point il admire le courage des Premières Nations», renchérit Catherine Bourgeois.
Devant l’endroit où seront installés prochainement les gradins, les deux comparses réitèrent leur désir de provoquer des chocs entre la fiction et la vraie vie. «Il n’y aura pas de rideaux ou de coulisses. Nous ne voulons pas donner l’impression d’être au théâtre», rétorque Catherine Bourgeois. Avant l’amorce d’une éminente répétition, Edon Descollines revendique une dernière fois «son désir d’être à la hauteur» et de livrer «un propos qui parle aux gens».
Je ne veux pas marcher seul, du 17 novembre au 5 décembre 2015, au 435, rue Beaubien Ouest