Texte d'Alexandre Dumas

Adaptation de Jean-Paul Sartre
Mise en scène de René-Daniel Dubois

Avec Jean Asselin, Jacinthe Laguë, Dominique Leduc, Jean Marchand, Jean-Louis Roux, Martine Francke, Luc Chapdelaine, Frédéric Blanchette, Marc Beaupré, Geoffrey Gaquere, Jean-Sébatien Lavoie, Pascale Montreuil, Marc St-Martin

Edmund Kean est un acteur génial et un Don Juan notoire dont le principal charme tient à la virtuosité de son esprit. Il fait la pluie et le beau temps sur les scènes et dans des salons de Londres. Justement, trois dames nobles sont amoureuses de lui, dont la superbe Eléna, courtisée par le Prince de Galles. Mais ce brillant séducteur a son talon d'Achille : en dehors des mises en scène galantes et des tirades tragiques qu'il connaît par cœur et qu'il renouvelle sans cesse avec génie, le comédien, qui n'arrive pas à saisir le sens de sa vie, est devenu cynique. Qui est donc Kean ? Peut-il exister sans jouer la comédie ? Est-il aussi détaché qu'il le dit du pouvoir politique et de la critique ? C'est ce que la jeune Anna Damby entreprend de sonder. Ambitieuse, énergique et rusée, elle a de quoi se colleter avec Kean et elle est prête à tout pour faire tomber son masque d'acteur.

 

Tellement de choses pourraient être dite sur cette pièce... Mais commençons par le début et essayons de ne pas nous égarer.

Né en 1789, Edmund Kean fut élevé par un oncle et une tante actrice. Il acquiert les bases d'une formation théâtrale et d'une culture générale. Mais à cette famille d'adoption, il préfère la rue. À 15 ans il devient jongleur et acrobate d'un cirque. Acteur ambulant, il se joint à la compagnie de Samuel Jerrold. Les dix années qui suivront seront un difficile combat pour Kean; et cela laissera des séquelles dont une forte dépendance à l'alcool et un sentiment de frustration face à son manque de succès.

En 1814, il fait ses débuts au Drudy Lane Theatre dans le rôle de Shylock (Le marchand de Venise de Shakespeare). Son triomphe est monumental. Du coup, il démode le style de jeu des autres interprètes-phare de l'époque, dont le célèbre Kemble, laissant Kean seul au sommet. En 1820, il fait une tournée aux USA, où il reçoit un accueil enthousiaste. Il mourra en 1833, quelques semaines après s'être effondré pendant Othello sur scène, tué par l'alcoolisme.

Le premier auteur, Alexandre Dumas, écrira cette pièce un peu après avoir vu jouer Kean sur scène. Fasciné, il la rédigera en plein coeur du romantisme (renseignez-vous bien sur ce mouvement... beaucoup plus révolutionnaire qu'on ne le croit! - Dumas était d'ailleurs un fervent combattant de la liberté) fera ressortir dans cette pièce toute sa vision de la bourgeoisie, de l'amour, et surtout du monde théâtral. Puis, Sartre adaptera le texte, lui donnant une profondeur philosophique sur la nature humaine et des mots qui frappent l'imaginaire. Puis René-Daniel Dubois, prolifique artiste, débarque avec cette pièce, au TNM.

Le tout débute avec Kean (Jean Asselin, qui est plus que parfait et qui nous donne tout le long de la pièce une interprétation époustouflante) qui entre, devant les rideaux, et qui clâme un prologue écrit par Dubois, expliquant le début de la pièce et par où ira ce spectacle, prologue inspirant et explicatif sur le romantisme. La foule participe même à ce "monologue". Puis le rideau s'ouvre sur une scène surréaliste; c'est le premier acte, dans le salon de la contesse Eléna. Deux femmes, Eléna (Dominique Leduc, parfaite grande contesse) et Amy (Martine Francke, excellente) qui déblatèrent comme des pseudo-humains sur les pièces de Shakespeare qui jouent présentement au théâtre. Mais que va-t-on voir vraiment? Les pièces, ou ce nouvel acteur tellement séduisant et talentueusement choquant? Les costumes sont magnifiques et les doigts amplifiés au maximum (rappelant Les Guerriers) comme des branches, donnent aux personnages une mimique surdimensionnée. Le jeu est très direct, les comédiens nous faisant face. Nous apprenons même que les acteurs (dans le spectacle), tout en bas de la hiérarchie sociétale, sont interdits chez l'ambassadeur. Puis Kean entre. Ayant réinventé le jeu, Dubois exploite entièrement ce principe. Son costume, son jeu et sa prononciation sont tellement différents du reste que Kean ressort de cette scène comme une lune dans le ciel. Il me fera penser d'ailleurs à cet astre: extravagant, séducteur, lointain, et ayant une face cachée. Puis le Prince de Galles (Luc Chapdelaine) parle. Sa voix est trafiquée par un micro. Elle pourrait quasiment ressembler à Dieu ou Lucifer tellement elle se démarque.

Voilà l'entrée en matière. Les trois autres actes (dans sa loge; au Coq Noir, genre de bordel-hôtel; et 4e acte au théâtre) se déroule plus lentement (accrochez-vous par contre; un des points un peu négatif de la pièce est sa longueur: 2 heures 55 minutes. Plusieurs sont partis à l'entracte, malheureusement). Kean parlera avec son vieil ami et comptable Salomon (Jean Marchand, sobre mais une présence remarquable) puis fera la rencontre de celle qui voudra jouer à l'actrice, celle qui le fera virer quasiment dans la folie, Anna Damby (une extravertie Jacynthe Laguë). On y voit toutes les facettes de Kean: l'acteur, le séducteur, le je-m'en-fous, l'ami des saltimbanque, le généreux, le saoûlon, le vieil homme de 48 ans. La dernière scène sera démentielle (et c'est le cas de le dire): il est pris dans son esprit, représenté par l'absence de décor, un vent soufflant vers le plafond avec des feuilles de scénario virevoltant et Kean se débattant. Mais la fin, abrupte, coupe trop court et nous laisse pantois.

Malgré quelques pépins au son, et perdant plusieurs bouts de ce que Kean dit lors de la scène de folie, la mise en scène de René-Daniel Dubois est remplie de surprises, souvent, de clin d'oeil au théâtre en général, et jouit parfois d'une ingéniosité marquante. Bref, une expérience enrichissante sur le théâtre, sur les combats des acteurs, une énergie souvent palpable, une pièce longue mais captivante.