D'après
Une Saison en enfer d'Arthur Rimbaud

Mise en scène
Claude Laroche

FragmenThéâtre

Collectif formé des finissants en interprétation, promotion 2003, de l'Option-Théâtre du Collège Lionel-Groulx

Avec Enrica Boucher, Julie Carrier, Jean Chapleau, Mathieu Desjardins, Francis Ducharme, Mira Gauthier, Émilie Gilbert, Marie-Claude Hénault, Mélanie Pilon, Yan Rompré et Patricia Ubeda.

« Elle est retrouvée! Quoi? L'éternité. C'est la mer mêlée au soleil. » Dans cette autobiographie en prose poétique, un Rimbaud démultiplié en plusieurs voix, nous entraîne à nos risques et périls dans son expérience révolutionnaire par des images éblouissantes, des refrains obsessionnels. Il sait que la première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Les accents de l'authentique souffrance se métamorphosent en un opéra fabuleux où le poète joue avec son abîme.

 

par David Lefebvre

Elle est retrouvée!
Quoi? L’Éternité
C’est la mer mêlée au soleil…

Rimbaud, Délires II

Arthur Rimbaud, ce jeune génie de la littérature et de la poésie de la deuxième moitié du XIXe siècle (il a écrit ses plus grandes œuvres avant 22 ans), est une énigme en soi. Instable et grand voyageur, il fut d’ailleurs surnommé L’Homme aux semelles de vent. Avec l’aide d’un de ses professeurs, Izambard, il découvrit très tôt la poésie parnassienne et symbolique. Mais ses œuvres iront au-delà de ces courants, et il renouvela même la littérature française. C’est en 1871 qu’il écrit la Lettre du Voyant et son poème le plus fameux, Le Bateau ivre. Séduit par Paris, puis par l’auteur Paul Verlaine, il se lance dans l’univers de la bohème littéraire de son époque.

Après quelques voyages en compagnie de son amant, la relation devient de plus en plus orageuse. La rupture se fait en 1873, quant, à l’occasion d’une dispute, Verlaine tire à deux reprises sur Rimbaud qui est légèrement blessé au poignet. Verlaine fera d’ailleurs deux ans de prison pour ce geste. Durant cet été de tourmente, Rimbaud compose son manuscrit Une saison en enfer, sorte de confession autobiographique qu’il publie lui-même (avec l’argent de sa mère – elle lui demandera, après sa lecture, “Qu’as-tu voulu dire?” et il répondra “J’ai voulu dire ce que cela dit, littéralement et dans tous les sens”). Il se dirige à Bruxelles pour prendre possession de ses copies d’auteur, il en dépose un exemplaire dédicacé à la conciergerie de la prison des Petites Carnes pour Verlaine, puis il en donne quelques-uns à ses amis dont Delahaye et Millot. Rentré à Roche où sont sa mère et une de ses sœurs, Isabelle, dégoûté, il brûle dans la cheminée les derniers exemplaires qui lui restent, ainsi que les lettres et brouillons, devant les deux femmes. Par chance, pour la postérité, 500 copies ont été retrouvé en 1901 dans les magasins de l’imprimerie.

Une saison en enfer contient 9 parties, soient : Jadis…, Mauvais Sang, Nuit de l’Enfer, Délires I : Vierge Folle, Délires II : Alchimie du Verbe, L’Impossible, L’Éclair, Matin et Adieu. Après un prélude où il annonce qu’il a failli devenir fou, et qu’il a failli mourir, Rimbaud retrace l’itinéraire qui l’a presque mené à sa perte. Dans Mauvais Sang, il remonte jusqu’à ses ancêtres les gaulois, une race qui a couru les Sabbats et traversé l’Europe pour rejoindre les Croisades, il explique ainsi que l’ordre social lui a toujours été étranger. Dans Nuit d’Enfer, d’abord intitulé Fausse conversation, puis dans Délires, il parle de ses errances au niveau spirituel et de son regret d’avoir succombé au mysticisme chrétien. Cette partie semble aussi parler de son expérience de voyance, d’hallucinations simples. Les quatre chapitres qui suivent tendent à présenter le retour progressif à la raison, interrompu quelques fois par des mirages et désespoirs. Dans l’Impossible, Rimbaud évoque l’Orient et la science, puis dans L’Éclair tout rêve paraît vain, tandis que dans Matin tout espoir semble encore possible. Enfin, dans Adieu, il explique qu’il ne lui reste plus qu’à s’astreindre au travail, lui qui se disait mage ou ange, dispensé de toute morale… Il faut rappeler que Rimbaud a écrit Une saison en enfer à 19 ans. On peut donc percevoir dans ces récits plusieurs de ses pensées, comme celle de devenir enfin adulte, après une vie mouvementée d’adolescent, puis de faire un peu de ménage dans sa vie amoureuse et de s’exorciser des amours qui le tuent. Il était jeune, rebelle, tourmenté et plein de génie. Qu’est-il arrivé après? Il a tourné le dos à toute littérature, à voyagé énormément et est même devenu marchand pour gagner sa vie. Il a renié complètement ses écrits jusqu’à la toute fin. Ce silence a amplifié et contribué à la dimension mythique de son œuvre.

La pièce
“Traduire physiquement les paroles de Rimbaud”, voilà tout un défi qu’avait en tête le comédien, professeur et metteur en scène Claude Laroche. Il a donc fait appel à quelques finissants du cégep Lionel-Groulx pour concevoir ce spectacle, et adapter Une saison en enfer, parce que sa révolte « est aussi celle des jeunes d’aujourd’hui », celle de s’affirmer, de chasser les démons, de comprendre l’infini et le fini, et les relations entre tout et tous. Carnet de damnés (une expression prise du premier texte de Rimbaud, Jadis) est donc né de cette initiative et expérimentation. Le texte est en fait un collage qui ne respecte pas la continuité du texte original mais qui sert très bien l’ambiance et l’enivrement dans lequel devait baigner Rimbaud. Par contre, on a purifié le texte de ses élans spirituels et religieux du plus de la moitié.

Le décor est relativement simple mais lugubre : quelques grands voiles sombres qui tombent, avec des toiles d’araignées en bas, le sol jonché de petites feuilles sèches. Au centre, une vieille dactylo d’où émane une lumière blanche, qui démontre un salut pour Rimbaud (par son écriture, il sortira de son enfer). Les costumes oscillent entre les thèmes de l’enfance (surtout par les rubans dans les cheveux ou les souliers et le blanc utilisé), l’errance (souillure) et l’hétéroclite, le rêve-cauchemar.

Dès le début, on nous plonge dans cette transe ou ce rêve difficile dans lequel le poète était immergé. Étendu par terre, Rimbaud (l'excellent Francis Ducharme) réagit aux mouvements violents des autres personnages-acteurs. Des coups sur leurs cuisses, sur leurs torses… une danse macabre qui dure quelques minutes. Sur une musique techno, il(s) commence(nt) à parler. Mais la musique est si forte qu’elle enterre les paroles des acteurs * (et ceci reviendra quelquefois durant la pièce). On perd de précieux mots, et cela dérange. La mise en mouvement des mots et des émotions qu’a pu ressentir le poète est intuitive, violente et moderne, malgré que certains gestes deviennent rapidement répétitifs. Puis une course s’engage entre une mère, qui chante une berceuse, de plus en plus horriblement à son enfant, et le poète. Ils tournent en rond, sous le regard de tous. On peut y voir ici la mère autoritaire mais affectueuse qu’a eu Rimbaud. Par la suite, la mise en scène devient plus inventive. Notons, par exemple, une scène de poupées qui parlent, ou cette scène d’orgie infernale avec un des personnages (Mathieu Desjardins) qui tente de rejoindre en vain la dactylo, qui se fait retenir par le chœur damné ou encore quand quatre jeunes femmes (Patricia Ubeda, Enrica Boucher, Émilie Gilbert, Mira Gauthier) récitent des poèmes du chapitre Délires II… Les moments individuels sont très forts, chaque acteur donnant âme aux mots du poète. Francis Ducharme, avec sa belle gueule et ses cheveux en broussaille, et une intonation toujours parfaite, incarne un Rimbaud incroyable. Ses gestes sur la machine à écrire, comme s’il tapait, paumes vers le ciel, évoque le poète en totale réception de son inspiration.

Sortant des sentiers battus du récital poétique mièvre et morne, le Rimbaud dépeint ici est hors du temps, sûrement là où lui-même voulait se trouver. En corrigeant le léger défaut de projection (au niveau de la voix lors des moments musicaux), ce spectacle plaira aux amateurs de poésie et d’expressions corporelles. Et le spectacle permet de voir de nouveaux visages…

* Mise à jour : il semble que le problème de la musique trop forte soit déjà réglé... Bon théâtre!